j’ai eu l’honneur de vous ecrire le 21 du mois dernier une lettre qui vous parviendra en meme tems que celle-cy. j’espere qu’elle vous aura montré combien je Suis reconnoissant de vos bontés, et combien je Suis heureux de l’indulgence avec la quelle vous avez acceuilli mon petit ecrit Sur Montesquieu. elle vous aura meme prouvé que cette indulgence me donne une bien grande confiance, puisque j’ai pris la liberté de vous envoyer un exemplaire complet de mon traité de l’entendement en trois volumes, dont vous n’aviez que les deux premiers; et puisque j’ai osé vous avouer que j’avois conçu l’idée de faire un traité de la volonté aussi en trois volumes, dont le dernier Seroit un traité des loix et de l’esprit dans le quel elles doivent etre faites, en consequence des faits etablis auparavant par une observation exacte de nos facultés.

je crains bien que vous ne trouviez aujourdhuy que ma confiance va jusqu’a la temerité. car j’ai l’honneur de vous envoyer cy joint le manuscript du premier volume de ce traité de la volonté, qui doit etre en meme tems le quatrieme de l’ouvrage entier. ce manuscript contient premierement un Suplément a mon traité de l’entendement que j’ai cru necessaire pour en rendre les resultats plus pratiques et plus faciles a Saisir: Secondement une introduction au traité de la volonté qui apartient egalement aux trois parties dont il doit etre composé: troisiemement enfin la premiere partie de ce traité de la volonté qui traite Spécialement de nos actions ou de nos moyens de pouvoir a nos besoins, la quelle je viens de terminer tout a l’heure.

je Sens, Monsieur, combien il y a d’inconsequence a vous avouer que ma foible capacité est beaucoup diminuée, et a vous Soumettre le moment d’aprés des productions qui par consequent ne doivent pas en valoir la peine. mais ce qui m’excuse c’est que les deux premiers des morceaux dont il S’agit, le Suplément et l’introduction, Sont faits depuis longtems et anterieurement aux malheurs qui ont pesé Sur ma tete; et que le troisieme n’est qu’une exposition plus methodique et plus detaillée des principes que vous avez déja aprouvés dans le commentaire Sur Montesquieu, nommement a propos des livres 7e 13e 20e 21e 22e et 23e, qui traitent du luxe, de l’impot, du commerce, de la monnaye, et de la population.

j’ose donc, Monsieur, desirer que vous vouliez bien jetter un coup d’oeuil Sur les trois ecrits qui composent ce volume. aucun des trois ne Sera publié dans ce pays cy de mon vivant. les deux premiers Sont trop metaphysiques; et ce n’est plus la mode ici de S’occuper de ces objets, ou moins ostensiblement. le troisieme est au contraire trop pratique. il contient beaucoup d’idées qui me paroissent opposées a ce que j’entends dire journellement. je crois qu’on n’en permettroit pas la publication; et quand on la permettroit je ne la voudrois pas, non Seulement parceque je craindrois qu’on ne m’en Sut mauvais gré, mais encor parce que je pense qu’un bon citoyen ne doit dire que ce qu’il croit la verité, mais doit etre trés reservé a la dire quand elle peut passer pour la critique d’un gouvernement Sur le quel il n’a point de moyen legal d’agir. vous Seul, Monsieur, me tiendrez lieu du public; et comme je Suis trés persuadé qu’on doit peser les Suffrages et non pas les compter, je Serai beaucoup plus content Si j’obtiens le votre, que Si j’avois l’aplaudissement universel au quel vous refuseriez de vous joindre.

d’ailleurs je pense que Si jamais dans votre pays on me faisoit l’honneur de traduire mes premiers volumes, on pourroit Si vous le trouviez bon, traduire aussi celui-cy: et par là l’edition traduite Seroit plus complette et par consequent plus recherchée que l’edition originale qui au reste est bien prés d’etre epuisée. quant a ma personne je n’y verrois aucun inconvenient, quand meme cette edition traduitte reviendroit ici meme avec mon nom en tete, premierement parcequ’etant en langue etrangere elle ne Seroit jamais extremement repandue et ne pourroit pas passer pour avoir été faitte par mes Soins, Secondement parcequ’enfin ce que contient ce quatrieme volume ne pourroit pas deplaire a un certain point vu qu’il n’y est question que d’economie politique, et non pas de l’organisation Sociale et des bases fondamentales des gouvernements comme dans le commentaire Sur Montesquieu.

de tout cela, ce que je crains le plus c’est que l’ouvrage tout entier dans Son ensemble et dans Ses details ne merite gueres votre attention, et que vous ne jugiez que je n’ai pas Suivi le fameux precepte: quid valeant humeri, quid ferre recusent. j’ai bien impatience de Savoir ce que vous en penserez. en attendant, Si je puis un peu rassembles mes idées et ranimer ma faculté de penser, je ferai tous mes efforts pour continuer l’execution de mon plan. car le desir de vous plaire et celui d’etre utile me donnent bien du courage. il n’y a que le manque de forces qui puisse m’arreter. mais malheureusement il est bien difficile de juger Soi meme quand on ne fait plus rien de bon, et bien difficile encor de trouver des amis asséz Sinceres pour vous en avertir franchement.