c’est toujours un grand bonheur pour moi, Monsieur, quand je reçois une de vos lettres. celle dont vous m’avez honoré le 28. 9bre 1813 et qui m’est arrivée le 5. May dernier m’a fait un bien Sensible plaisir en m’aprenant que vous aviez reçu mon quatrieme volume qui traite de l’economie politique, que vous l’aviez acceuilli avec la meme indulgence que le commentaire Sur Montesquieu, et que vous aviez eu l’extreme bonté de vous occuper de le faire traduire. j’ai un bien vif regret que cette traduction n’ait pas encor pu me parvenir, car je Suis aussi fier que reconnoissant quand je vois mes idées exprimées dans votre langue et par vos Soins. il me Semble alors qu’elles tiennent quelque chose de vos pensées.

c’est Sans doute cette illusion qui a Seduit celui de mes compatriotes dont vous me parlez. je le connois et je respecte Ses lumieres autant que je cheris Ses vertus. mais il S’est laissé emporter par Son imagination, qualité dont il est aussi trés abondamment pourvu, et par Sa vivacité que l’age ne Sauroit diminuer; et moi, je l’avoue, je n’ai pas eu le courage de le detromper, et je crains bien que ce ne Soit autant par vanité que par discrétion, tant je Suis glorieux qu’on ait pu me prendre pour vous.

mais ma vraye passion, Monsieur j’ose vous en assurer, c’est le desir d’etre utile. vous comblez tous mes vœux en m’aprenant que le commentaire Sur l’esprit des loix peut Servir aux habiles Professeurs du college de votre etat. j’espere que pour ce qui regarde l’economie ils employeront encor plus facilement mon quatrieme volume parce qu’il est, ce me Semble, plus methodique. je n’ose vous parler des trois premiers qui composent le traité de l’entendement. je Sais que dans votre raisonable nation on met tout de Suitte Sa Sagesse en action; et par consequent je pense que l’on doit faire peu de cas d’une théorie Speculative qui n’offre pas l’avantage d’une application immédiate. cependant comme enfin dans les ecoles il faut bien parler de logique, et comme jusqu’a present il me paroit qu’on en a parlé assez mal, faute d’etre remonté jusqu’a la maniere dont Se forment les idées dans nos têtes et dont elles Se peignent dans nos langues, je crois que Si ces premiers volumes etoient traduits on pourroit en tirer parti.

je Sens neanmoins1 que ce Sont les derniers qui Seroient plus usuels. Si je puis terminer ceux qui doivent traiter de la Morale et de la Legislation, je ne manquerai Surement pas de les mettre tout de Suitte Sous votre protection, je ne Saurois assez vous remercier de l’extreme bonté que vous avez eue d’y Songer d’avance. c’est pour moi le plus puissant des encouragements.

Sous tous les rapports, Monsieur, vous etes mon ange tutélaire. je vous ai des obligations infinies a l’autre extremité du monde, Sans meme que vous vous en doutiez. mon malheureux fils etoit en russie prisonnier, malade, abandonné. j’ai invoqué votre nom. je me Suis reclamé de vous auprés de Mr quiny adams et Galatin. tout de Suitte il a été protegé, acceuilli; Son retour a été accéléré; et j’ai deja eu le plaisir avec lui de temoigner toute notre reconnoissance a Mr Galatin dans le court Sejour qu’il vient de faire ici. jugez vous meme, Monsieur, de tout ce que vous doit un pere tendre, et veuillez bien croire que tout ce que j’ai eprouvé de malheurs ne me rend que plus Sensible a des consolations Si touchantes, et que mon cœur est egalement penetré pour vous d’attachement, de reconnoissance, d’admiration et de respect.

Destutt de Tracy